Il s'essuie la bouche d'un revers de manche, cela me fait
sourire. Le type en longyi vient de cracher un jet rouge écarlate qui
macule la chaussée. Il doit bien y avoir un demi-litre à vue de nez. Voyager
c'est partir, mais c'est d'abord se munir d'un nouveau regard. Toutes ces
choses qui nous semblent grossières, sales ou vulgaires deviennent autant de
raisons de s'émerveiller. Ici la ville rote, pète, chie et crache sans
s'émouvoir. Et moi je souris. Je n’aime pas les villes, elles sont sales, on
s’y sent oppressé de toutes part. Yangon ne fait pas exception, et pourtant il
y a quelque chose de différent et d’unique ici. Les gens prennent le temps de
se connaitre et chacun connait ses voisins, comme chez nous à la campagne. Ou
du moins c’est l’idée que je m’en fais. Je trouve souvent les villes trop
anonymes, Yangon est un peu différent en ce sens.
Le temps semble maintenant ralenti. La chaleur de la
mi-journée me plonge dans une torpeur molle et je m'y abandonne paresseusement.
Assis sur une chaise en plastique haute de trente centimètres, je regarde d’un
œil les volutes de fumées qui s’échappent de l’extrémité incandescente de ma
cigarette. Je gesticule et demande une nouvelle théière avec des rudiments de
birman digne d'un gosse de deux ans. Elle étouffe un éclat de rire. J'émets un
sérieux doute sur la signification de ce que je viens de dire. Tant pis, je ris
aussi. La grosse birmane ressemble à un fruit, rond et mûr. Après avoir
trainassé un peu plus à l'ombre de la bâche tendue qui protège les clients des
brulures du soleil, je me décide à aller flâner dans les alentours.
Je me faufile dans le dédale des ruelles
encombrées, esquivant les trishaw qui tentent tant bien que mal de se frayer un
chemin à coups de sonnette. Une enseigne aux couleurs aguicheuses, à la
devanture impeccable et aseptisée propose un futur meilleur pour l'achat du
dernier smartphone. A quelques mètres, les étalages à même le sol dégueulent
sur la chaussée leurs fruits et légumes, mélanges de couleurs et de formes
surprenantes. Quelques poulets vivants gambadent et tentent de chaparder les
cafards frits débordant des paniers d'osier. D'autres moins chanceux sont
pendus par les pates et accrochés par dizaines à l'arrières de vélos d'avant
guerre. L'odeur rance de l'huile de friture se mêle à celle des poissons
décapités, de crabes, des morceaux de poulet en vrac et de l'encens qui brule pour éloigner les
mouches. C'est un véritable raz de marée qui déferle et agresse les sens de
toute part. A chaque pas, une nouvelle odeur, plus forte, plus écœurante,
explose et vient s’ajouter au tumulte. Les rues de Yangon parlent et sentent.
Onze heures du soir. Ils sont encore debout à
tenter de vendre quelques guirlandes de fleurs. Hauts comme trois pommes, ces
enfants se faufilent pieds nus entre les taxis qui attendent que le feu passe
au vert. Leur sourire tellement vrai fend leur visage et soulève les cernes qui
se dessinent sous leurs yeux. Je sais pourquoi je suis ici, et pourtant c’est
dur de résister. Tout le monde connait le problème, et c’est facile de dire que
les enfants ne doivent pas travailler. Mais il faut aller plus loin, réfléchir
à ce qui fera changer les choses d’une manière plus pérenne. Développer les
bons moyens, c’est là la vraie difficulté. Il faut du courage pour s’imposer de
suivre une ligne de conduite durable, et les fleurs, c’est périssable.
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