vendredi 11 octobre 2013

La ville aux mille et un sourires

Pour la deuxième fois, le moteur s'étouffe et le bus s'arrête sur le bas coté. La moiteur étouffante de cette fin de journée et mes vêtement collants me rendent prisonnier de mes mouvements. Je me serre sur un banc, à coté de mon voisin qui me dévisage avec circonspection. Il faut dire que si les touristes affluent de plus en plus en Birmanie, un blanc dans le bus n'est pas pour autant un spectacle courant. Et pour cause! Ici pas de plan de ligne, pas d'horaires, et pas de bureau d'information. Juste ces agents de bleu vêtus qui hurlent sans virgule et sans relâche la mélopée ininterrompue des arrêts de bus dont les noms ne sont inscrits nulle part. Pratique. Ma connaissance sommaire des nombres birmans m'a permis de reconnaître celui qui me ramène chez les frères mais il y a toujours un peu cette angoisse de la première fois. Je me revois encore, du haut de mon mètre cinquante, entrant au collège, la cour des grands. Avec Thibaud, mon copain de toujours, nous étions partis faire un trajet de reconnaissance pour être sûr d'arriver à l'heure le jour de la rentrée,certes,  mais surtout pour pouvoir monter dans le bus tous seuls et éviter la scène embarrassante des aux revoirs en encouragements maternels. Bisou mon grand, sois sage et travaille bien. Cause toujours, les bisoux c'est bon pour les rase moquettes qui jouent aux pogs en couche culotte! Les mamans du monde ont la vie dure car elles élèvent sans relâche des enfants ingrats dont le premier souhait est de s'émanciper pour voler vers la liberté. Qui le leur reprocherait en vérité?  Je me revois, montant dans ce bus, le ventre noué à l'idée de sortir du périmètre qui m'était familier. On ne change jamais tellement, c'est juste le monde qui rétrécit en même temps que notre vision s'élargit. L'apréhension disparaît avec la répétition, et l'on aime se raccrocher à des rituels, des repères qui nous confortent, jusqu'au jour où ils semblent soudain trop petits, étriqués comme un vêtement que l'on a trop porté, trop sali, trop lavé. Et on franchit le cap d'explorer encore un peu plus loin, vers l'Inconnu.
Ça y est, dans un toussotement et un nuage de fumée noire, le moteur reprend sa rotation infernale et le vieux tas de ferraille se fraye un chemin à travers l'enchevetrement désordonné des voitures et des taxis dont les klaxons stridents percent le vrombissement assourdissant des moteurs. Calé sur un siège défoncé, je regarde la route qui défile entre mes pieds, à travers un trou de la latte de bois qui colmate le plancher. Yangon est une ville de fous, un enfer pour les conducteurs, et tout simplement un joyeux bordel. Sans grande surprise, je nage en pleine osmose avec les éléments, dans cette cacophonie urbaine rangée comme ma chambre, sans cesse en mouvement, où se mélangent béton, crasse et poussière,  routes éventrées et sourires édentés. 
Petits ou grands, spontanés ou à retardement, teintés de rouge par le bétel ou encore préformés par le dernier dentier chinois bas de gamme, l'ancienne capitale fourmille de ces sourires en tous genres. Alors que nous parlions de nos pays respectifs, une religieuse en charge d'une école me confiait que la France était sans doute bien plus développée et que cela devait me changer d'être ici. Oui, ça me change mais pas pour ça. Prendre mes douches à la bassine d'eau froide, suer en permanence et dormir sur une planche en bois ne sont pas les choses qui me marquent le plus en terme de différence culturelle. Mais ces sourires. Faut il avoir rien d'autre à offrir pour pouvoir enfin accueillir l'autre gratuitement, l'instant d'une rencontre? Notre société aseptisée, aux dents bien rangées et aux bouches affublées de ces sourires colgates dignes des meilleurs campagnes de publicité aurait elle oublié? Oui, on peut donner sans attendre, sans rien perdre, et plus encore,  recevoir sans demander. Alors j'en profite, puisqu'ici on ne vous prend pas pour un fou parce que vous souriez à tout le monde dans la rue, j'entamme un programme de renforcement des zygomatiques. Nous ne nous comprenons pas, mais à travers cet échange sans mots, les regards parlent en silence.

mercredi 2 octobre 2013

La guerre des étoiles

Prendre le taxi à Yangon, c'est un peu comme accepter de désapprendre tout ce que votre moniteur d'auto-école a jamais pu vous raconter, puisque de toute façon le pauvre a du mourir d'une crise cardiaque en arrivant dans cette ville de fous. 
Règle numéro un, ta ceinture tu n'attacheras pas. Règle numéro deux, à droite tu conduiras, et à droite ton volant sera. Règle numéro trois, ton klaxon à tout bout de champ tu actionneras et ton clignotant tu oublieras. Règle numéro quatre, le premier arrivé a gagné. 
Et maintenant quelques explications sur ce condensé du code de la route a Yangon. Le premier principe est facile à retenir puisque l'absence de ceinture rend la manoeuvre tout bonnement impossible et le deuxième est une des clés du pilotage car il permet de réduire au maximum la visibilité lors des dépassements. L'explication, si peu rationnelle, est pourtant triviale. Pour prémunir le président bien aimé du peuple contre l'influence sinistre de la gauche, les astrologues inspirés lui ont conseillé de changer le sens de circulation, héritage de la colonisation britannique. Aussitôt dit, aussitôt fait, et du jour au lendemain le pays fût pour ainsi dire retourné.
Pourquoi s'arreter en si bon chemin alors que tout semble fonctionner si bien? Un des sages conseillers du président, averti dans un songe sans doute bien imprégné d'alcool de riz et de vapeurs d'opium, confia à son altesse sérénissime que sa vie ferai l'objet d'un attentat perpétré par un homme armé sur une moto. Ni une ni deux, les motos furent immédiatement interdites de circulation dans la capitale. 
Capitale, pardonnez l'erreur, ex-capitale! En effet, pour éviter de subir l'influence néfaste de quelque astre lointain, l'ensemble des bâtiments administratifs fût déplacé, en une nuit et dans le plus grand secret à Naypidaw, nouvelle capitale officielle de la république de l'union du Myanmar.
Après cette petite diatribe exutoire, j'espère que vous continuerez d'apprécier avec délectation votre horoscope matinal du 20 minutes, sérrés entre deux paires d'épaules encostumées. Elisabeth Tessier nous montre la voie, courage fumons!

La routine sans tartines

Déjà deux jours que je loge chez les frères de Saint François Xavier qui m'accueillent pendant ma période d'immersion, et déjà le sentiment d'être là depuis toujours. Je prend petit à petit le pli de la vie à la birmane.
L'heure du lever est fixée par le soleil, à cinq heures et demi quelque soit le moment de l'année puisque la latitude de la birmanie fait que cet endroit rythmé par seulement trois saisons connait peu de variations dans la durée des jours. Si l'astre incandescent est matinal, les birmans le sont encore plus car dès quatre heures, le rituel commence. Le bal est ouvert par les vendeurs de rue, debouts avant le point du jour pour préparer les shan noodles et autres spécialités culinaires birmanes qu'ils vendent sur leur chariot avant d'aller travailler, le tout à grands renforts de coups de gong pour s'assurer que tout le quartier est au courant. La stratégie publicitaire à la birmane est quelque chose qui m'échape pour le moment. Puis vient le tour de ce satané poulet qui, se sentant lésé de n'être pas le centre d'attention, tente de se donner de l'importance au fond du jardin. J'avoue prendre un malin plaisir à mordre à pleines dents le moindre bout de gallinacé qui passe par mon assiette. Une revanche de bas niveau certes, mais au bout du compte la vengeance est un plat qui se mange plutôt bien chaud. Vient ensuite le tour des moines. La salle de bain étant collée à ma chambre, je me trouve aux premières loges pour entendre leurs ablutions matinales, avec le très classique et sonore gros glaviot du matin, exquise reine entre toutes des spécialités birmanes. Après avoir raclé la petite soeur et toute la famille au fond de la gorge, la douche s'arrete de couler et les frères se retrouvent pour leur prière matinale, et je profite de cet instant de répit pour grappiller quelques minutes de sommeil. Ce matin, et comme tous les autres, point de croissant, point de baguette et point de café noir à l'horizon. A la place, un bol de soupe plus ou moins épicé selon l'humeur du cuisinier et une casserole de riz. Joie. Inutile de préciser  la constitution du déjeuner ou du dîner. Si d'aventure des nouilles sont présentes sur la table, elles sont faites de riz, les beignets sont faits de riz et les lapins du jardin mangent du riz. En fait, la variété des accompagnements fait plutôt bien passer la pilule, et j'ai même déjà mes menus préférés, bien que les noms birmans me soient encore obscurs.
Les moustiques se couchent, le jour se lève et je pars découvrir la ville.