Pour la deuxième fois, le moteur s'étouffe et le bus s'arrête sur le bas coté. La moiteur étouffante de cette fin de journée et mes vêtement collants me rendent prisonnier de mes mouvements. Je me serre sur un banc, à coté de mon voisin qui me dévisage avec circonspection. Il faut dire que si les touristes affluent de plus en plus en Birmanie, un blanc dans le bus n'est pas pour autant un spectacle courant. Et pour cause! Ici pas de plan de ligne, pas d'horaires, et pas de bureau d'information. Juste ces agents de bleu vêtus qui hurlent sans virgule et sans relâche la mélopée ininterrompue des arrêts de bus dont les noms ne sont inscrits nulle part. Pratique. Ma connaissance sommaire des nombres birmans m'a permis de reconnaître celui qui me ramène chez les frères mais il y a toujours un peu cette angoisse de la première fois. Je me revois encore, du haut de mon mètre cinquante, entrant au collège, la cour des grands. Avec Thibaud, mon copain de toujours, nous étions partis faire un trajet de reconnaissance pour être sûr d'arriver à l'heure le jour de la rentrée,certes, mais surtout pour pouvoir monter dans le bus tous seuls et éviter la scène embarrassante des aux revoirs en encouragements maternels. Bisou mon grand, sois sage et travaille bien. Cause toujours, les bisoux c'est bon pour les rase moquettes qui jouent aux pogs en couche culotte! Les mamans du monde ont la vie dure car elles élèvent sans relâche des enfants ingrats dont le premier souhait est de s'émanciper pour voler vers la liberté. Qui le leur reprocherait en vérité? Je me revois, montant dans ce bus, le ventre noué à l'idée de sortir du périmètre qui m'était familier. On ne change jamais tellement, c'est juste le monde qui rétrécit en même temps que notre vision s'élargit. L'apréhension disparaît avec la répétition, et l'on aime se raccrocher à des rituels, des repères qui nous confortent, jusqu'au jour où ils semblent soudain trop petits, étriqués comme un vêtement que l'on a trop porté, trop sali, trop lavé. Et on franchit le cap d'explorer encore un peu plus loin, vers l'Inconnu.
Ça y est, dans un toussotement et un nuage de fumée noire, le moteur reprend sa rotation infernale et le vieux tas de ferraille se fraye un chemin à travers l'enchevetrement désordonné des voitures et des taxis dont les klaxons stridents percent le vrombissement assourdissant des moteurs. Calé sur un siège défoncé, je regarde la route qui défile entre mes pieds, à travers un trou de la latte de bois qui colmate le plancher. Yangon est une ville de fous, un enfer pour les conducteurs, et tout simplement un joyeux bordel. Sans grande surprise, je nage en pleine osmose avec les éléments, dans cette cacophonie urbaine rangée comme ma chambre, sans cesse en mouvement, où se mélangent béton, crasse et poussière, routes éventrées et sourires édentés.
Petits ou grands, spontanés ou à retardement, teintés de rouge par le bétel ou encore préformés par le dernier dentier chinois bas de gamme, l'ancienne capitale fourmille de ces sourires en tous genres. Alors que nous parlions de nos pays respectifs, une religieuse en charge d'une école me confiait que la France était sans doute bien plus développée et que cela devait me changer d'être ici. Oui, ça me change mais pas pour ça. Prendre mes douches à la bassine d'eau froide, suer en permanence et dormir sur une planche en bois ne sont pas les choses qui me marquent le plus en terme de différence culturelle. Mais ces sourires. Faut il avoir rien d'autre à offrir pour pouvoir enfin accueillir l'autre gratuitement, l'instant d'une rencontre? Notre société aseptisée, aux dents bien rangées et aux bouches affublées de ces sourires colgates dignes des meilleurs campagnes de publicité aurait elle oublié? Oui, on peut donner sans attendre, sans rien perdre, et plus encore, recevoir sans demander. Alors j'en profite, puisqu'ici on ne vous prend pas pour un fou parce que vous souriez à tout le monde dans la rue, j'entamme un programme de renforcement des zygomatiques. Nous ne nous comprenons pas, mais à travers cet échange sans mots, les regards parlent en silence.